Son film a eu une autre vie…Il était une fois un bouquin, «Toiles d’araignée», du Pr Ibrahima Ly, enseignant et opposant politique au pouvoir militaire du Général Moussa Touré, et disons que le réalisateur Ibrahima Touré s’est laissé prendre au piège…Il en fera son film, long métrage du même nom, sur la vie en milieu carcéral, le mariage forcé, le pouvoir militaire des années 70 au Mali. Côté symbole, Ibrahima Ly a vécu 11 longues années de sa vie après la prison, au Sénégal, où le film de son compatriote malien, prix Sembene Ousmane au Fespaco 2013, a été projeté pendant les Recidak 2018.
A vue d’œil, son côté poivre-sel peut-être, mais pas que…Il n’a pas grand-chose d’un débutant, non…Il raconte justement qu’il fait son cinéma depuis bien longtemps, depuis les années 1979 pour tout dire. Ça ne nous rajeunit pas tout cela mais passons…A l’époque, Ibrahima Touré n’est pas encore l’assistant de son compatriote, le très respecté cinéaste malien Cheick Oumar Sissoko : Double Etalon d’Or au Fespaco, on frimerait pour moins que ça…Il lui doit d’ailleurs son tout premier long métrage, en 2010 : «Toiles d’araignée», adaptation, au cinéma, d’un « vieux » bouquin de 1982. Son auteur, Ibrahima Ly, a l’âge du milieu de vie, 46 ans, et il sort de cinq années de réclusion. Dans le jargon, on dit que c’est un prisonnier politique.
Entre les deux hommes, Ibrahima Ly et Ibrahima Touré, pas «de relation particulière», pas de lien de sang ou de famille, pas de relation professionnelle non plus. Mais dans le Mali de ces années-là, le Pr Ibrahima Ly n’a rien d’un inconnu. C’est un « opposant politique», et son discours (c’est un euphémisme), évidemment, n’est pas une douce mélodie aux oreilles du Pouvoir.
A l’époque toujours, Ibrahima Tourné est encore à l’école. Pour «Ibrahima Ly et 13 de ses compagnons », on ne peut pas continuer de cette façon-là : il faut se débarrasser de cette « junte militaire » qui est au pouvoir. « On lance des tracts. Il n’y a ni Internet, ni Facebook, mais on fabrique des imprimés, que l’on distribue nuitamment, dans les lieux publics, les lycées et les mosquées » : tout le monde doit avoir sa copie.
Vous avez dit «ouverture démocratique» ? Le pouvoir n’apprécie pas, et c’est le moins que l’on puisse dire. Etape suivante ? La force, quoi d’autre ?! Après plusieurs pérégrinations carcérales, Ibrahima Ly atterrit « dans les bagnes du nord, où la température minimale est de 45°, sans adduction d’eau, et à plus de 800 kilomètres de Tombouctou. »
« Toiles d’araignée », le bouquin, raconte comment Mariama, une gamine de 15 ans, va comme qui dirait servir de monnaie d’échange ; évidemment contre son gré. Son père, qui veut convoler, en secondes noces, avec une petite jeunette qui a l’âge de sa fille, a besoin de sous pour financer sa double vie. Mariama va devoir épouser l’homme le plus riche du village, un « vieillard grabataire », à qui tout le monde, ou presque, doit quelque chose. Dans le coin, c’est un intouchable à qui l’on ne refuse absolument rien. Et lorsque Mariama se fait violer, personne ne dit rien, évidemment…Elle finira en prison, pour « rébellion ».
Ibrahima Ly parle de Mariama, comme il raconte son histoire à lui: l’horreur entre quatre murs, l’indicible, les sévices et « matraquages », «l’état des établissements pénitentiaires du Mali sous la dictature militaire».
2003 : une année, un bouquin…
Première rencontre entre le texte et le réalisateur : 2003. Une opportunité se présente : «L’institut Imagine de Gaston Kaboré (réalisateur burkinabé, Ndlr) organise un atelier à Ouagadougou. » On y suggère de faire un « clin d’œil » à nos auteurs, « adapter leurs œuvres littéraires à l’écran. Je saute sur l’occasion, raconte Ibrahima Ly, je cherche… » Un ouvrage en particulier ? Pas vraiment. C’est là que Cheick Oumar Sissoko lui dit : «Mais écoute, pourquoi tu ne prendrais pas le roman du professeur? J’ai acheté le livre et je l’ai lu. C’était en 2003. J’ai mis 7 ans pour faire le scénario. C’était extrêmement poignant, mais extrêmement difficile, parce que le roman était écrit par un professeur de mathématiques. Quand un professeur de mathématiques verse dans la littérature, c’est souvent des choses vraiment millimétrées, de l’arithmétique littéraire en quelque sorte… Donc il fallait vraiment créer une situation pour faire une fiction. » Un texte «écrit en prison ». Son auteur y séjournera jusqu’en 1978, l’année où « il bénéficie de la relaxe ». Lorsque le bouquin est publié, le « régime militaire » est toujours au pouvoir, et l’ouvrage « circule ; pas sous les vestes, mais sous les boubous ».
Il faut dire, ajoute le réalisateur, que le Pr Ibrahima Ly était originaire de la «même ville » (Kayes) que l’homme fort d’alors : « le Général» Moussa Touré. Ce n’est pas le seul lien entre les deux hommes : «Ils ont fait leur parcours scolaire ensemble, l’un est allé vers le régime militaire, et Ibrahima Ly, devenu un intellectuel, ne pouvait pas vraiment gober cette situation de musèlement de l’homme. » Il choisit son camp : ce sera « l’opposition ».
Quant à son roman, disons qu’il bouscule, avec assez de cran pour parler de « mariage forcé » dans les années 70. Nombreux sont ceux qui « ne veulent pas vraiment en entendre parler ». Parce que ce discours-là va contre un certain nombre d’ « intérêts », dans une société «toile d’araignée », où l’individu n’a pas d’autre choix que de « se soumettre, accepter, courber l’échine, avoir du respect pour (…) le chef de quartier, le chef de village, l’autorité…» Malheur à ceux qui ont ne serait-ce que l’outrecuidance de «se rebeller» : d’avoir voulu «déchirer la toile». Dans le roman, explique encore Ibrahima Touré, Mariama est torturée, pour avoir osé rêver d’ « indépendance ». De quoi servir de leçon aux autres femmes…
Toiles d’araignée, le film, a été projeté lors de la toute dernière édition, celle de la relance, des Rencontres cinématographiques internationales de Dakar, les Recidak, qui s’est achevée le 28 novembre dernier. Une projection destinée à un public plutôt jeune, scolaire, féminin aussi, et avec même quelques ferventes résolutions. Morceaux choisis, par le réalisateur lui-même : « Je ne me marierai jamais à un homme plus âgé que mon père, je dis non au mariage forcé, je préfère poursuivre mes études, le mariage n’est pas une compétition, je refuse de me jeter dans les bras du premier venu. » Voilà qui a le mérite d’être clair.
Un bouquin pas has-been
Plus d’une trentaine d’années après la toute première publication de « Toiles d’araignée », l’ouvrage du Pr Ibrahima Ly n’est pas si has-been que cela. Parce que le sujet est encore très actuel, pour ne pas dire « intemporel » : « Ce n’est pas seulement au Mali que ça se passe, mais dans tous les pays africains. Tant que les familles chercheront le quotidien, on sera tenté de brader les filles. » Idem pour la politique : « Il y aura toujours des problèmes de gouvernance.» La démocratie ? Ce n’est pas toujours très clair laisse-t-il entendre. «Un Président au Pouvoir ne s’en va jamais au bout de 5 ans, il vous dira toujours qu’il veut poursuivre ce qu’il a commencé, et le plus souvent les gens s’installent, et musèlent l’opposition».
Et pour en revenir au film, il a, dit son réalisateur, été tourné dans « des conditions extrêmement difficiles. J’ai tenu à faire le film là où il (Ibrahima Ly, Ndlr) a été emprisonné, c’est-à-dire dans le centre du Mali, à Niono. Ce n’était pas facile, parce qu’il fallait déloger tous les prisonniers. ». A l’époque, avec la bénédiction des associations des Droits de l’Homme, on parle d’ « humaniser les prisons. L’Etat malien avait construit une prison un peu hors de la ville, mais elle n’était pas fonctionnelle. On a un peu bousculé les choses, on y a transféré les prisonniers, et on a pu tourner dans l’autre prison. (…) La première fois que je suis entré dedans, j’ai été vraiment, j’ai eu peur…J’ai eu peur parce que, pour une prison construite pour 40 personnes, il y avait plus de 500 personnes. Le seul espace de liberté pour les détenus, c’était la cour, sinon les corvées : utiliser les prisonniers pour aller fendre du bois, faire la lessive, ou les travaux ménagers pour les responsables administratifs. Les corvées étaient donc, paradoxalement, des moments de liberté. »
L’autre difficulté ? Se faire aux quatre murs de la prison : crasseux: « On a fait intervenir les services d’hygiène, pour désinfecter, mais il y avait malgré tout cette répugnance à toucher les murs ».
Au Mali, c’était la première fois que quelqu’un « représentait une situation carcérale ». Nombreux sont ceux qui «ne savent pas ce que ça veut dire la prison », sans oublier tous ceux qui «se taisent», et à qui le film aura peut-être donné plus ou moins de courage : « les victimes de mariages forcés, un époux que l’on ne découvre que le soir des noces », les libertés confisquées, etc. « Il y eu, dit Ibrahima Touré, un déchaînement, un enthousiasme auquel je ne m’attendais pas ».
Il faut dire que le film a été projeté un peu partout au Mali ; à Diendé, à Mopti, ou à Bandiagara…Malheureusement pas au nord du pays, à cause du «coup d’Etat de 2012», qui est venu « freiner (l’) élan » du réalisateur.
Puis viendra cette projection au Sénégal ; dans le symbole…«Pour moi, confie le réalisateur, il y a un double sens, parce que, quand l’auteur (Ibrahima Ly, Ndlr) a été libéré en 1978, il a choisi le Sénégal où il s’est exilé pendant 11 ans, 11 ans de sa vie active, et il a lutté pour l’ouverture démocratique. C’est au Sénégal, où il a enseigné les mathématiques à l’Université Cheikh Anta Diop, et où il avait toute sa famille, qu’il est mort en 89. C’était donc important pour moi de présenter ce film ici, au Sénégal. Ce qu’il faut ajouter, c’est que c’est avec ce film que j’ai remporté le prix Sembene Ousmane au Fespaco, en 2013. C’était la première fois que l’on mettait ce prix en jeu, et c’est à moi qu’il a été attribué. J’étais très ému, mais dans le noir, ça ne se voit pas (rires). Et puis, ça a été un immense plaisir pour moi de montrer ce film-là dans un Complexe cinématographique qui porte justement le nom de Sembene Ousmane (au Magic Land, Ndlr).»
Et si son film pouvait donner l’envie d’aller tourner les pages du bouquin…Que demander de plus ?!
Ibrahima Touré, à qui l’on doit aussi le film «Tempête de sable», tourné à Tombouctou, travaille en ce moment sur un projet, une série de 26 épisodes de 13 minutes : sur le Pouvoir…