Son histoire est l’une des plus vieilles de la Sénégambie. Pays au peuplement fort ancien, le Fuuta Tooro est aussi l’une des premières contrées de l’Afrique Occidentale à embrasser l’Islam. L’islamisation y est d’ailleurs antérieure à l’épopée almoravide du 1ème siècle. La religion musulmane avait, semble t-il, pénétré le pays depuis les 9ème siècle et 10ème siècle. Elle ne connut cependant un développement notable que sous la dynastie Manna2 (1000- 1300). L’islam se maintenait par suite, alternant succès et revers jusqu’au « boom » décisive du 18ème siècle.
Entre 650 et 1127, le Fuuta connut successivement le règne de cinq dynasties3 et vécut tour à tour sous la dépendance des empires du Ghana et du Mali. Mais avec le déclin du Mali, c’était au tour du Jolof d’imposer sa suzeraineté à l’ensemble de la région. Les Laam Taaga, « des Maures ou des Peuls mêlés de Maures », furent les derniers à régner sur le Fuuta avant l’invasion de celui-ci par Koli Tengella au 16ème siècle.
Attiré par la fertilité du pays et l’importance de ces pâturages, Koli Tengella, un chef peul, soumit les roitelets locaux et fonda la dynastie des Deeniyankoobe qui domina le Fuuta pendant deux siècles et demi. C’est précisément sous le Deeniyankoobe (1527-1770) que se produisit une transformation profonde des structures sociales et politiques dont les traces sont encore perceptibles de nos jours. Ce royaume deeniyanke qui pratiquait un islam tiède ne résista pas au vaste mouvement de régénération de la religion musulmane qui allait secouer l’Afrique occidentale à l’aube du 18ème siècle. C’est dans ce contexte général de recrudescence de l’islam que s’inscrit précisément la révolution religieuse des années 1770.
Entre 1770 et 1776, le « parti maraboutique » de Ceerno Suleymaan Baal renversait le dernier Saltigi 4 deeniyanke et établissait une théocratie : l’Almamiyat (1776-1880). /p. 38/ C’est à brosser les grands traits de l’histoire de cette théocratie que nous allons nous efforcer dans les lignes qui suivent.
I – LES CONDITIONS GENERALES DE L’ETABLISSEMENT DU REGIME ALMAMAL
Ayant pris naissance à l’aube du 16ème siècle, le régime fondé par Koli Tengella allait être profondément secoué au 18ème siècle, par des difficultés multiples qui contribuèrent grandement à son affaiblissement et à sa chute. A partir du 18ème siècle en effet, le Fuuta devait continuellement faire face aux pillages des Maures de la rive droite. Ceux-ci, divisés en une multitude de tribus guerrières solidement organisées, pillaient régulièrement la région, installant dans tout le pays une insécurité quasi-permanente.
Agressé continuellement par les Maures, le Fuuta était rudement secoué à l’intérieur par les luttes intestines qui opposaient les différents princes deeniyanke, tous prétendants au trône : « chaque clan de famille régnante s’alliait à une confederation, un groupe, une tribu ou fraction des Maures ». (Kane. O. 1971, 244). Déjà en 1716, Saltigi Bubakar Siré avait fait appel au chérif du Maroc pour venir à bout de son puissant rival Gelaajo Jeegi. Ce faisant, il avait créé un précédent fâcheux pour le régime en place. Marocains et Maures s’arrogeaient ainsi le “droit de s’immiscer pleinement dans les affaires intérieures du Fuuta” (Kane O. 1974 : Ils prirent de ce fait la fâcheuse habitude de détrôner fréquemment les Satigi qui leur étaient hostiles et de nommer de nouveaux souverains. Chaque nomination s’accompagnant d’un versement important de tribut par le nouveau titulaire, il est aisé d’imaginer les abus considérables qui découlaient d’une telle pratique. Ce tribut n’avait rien à voir avec le muudo horma 5 que le Fuuta versait annuellement aux chefs Maures et Marocains. Au total, cette ingérence constante des Maures dans la politique intérieure du Fuuta a été un des principaux facteurs de décomposition du royaume deeniyanke.
Au même moment, l’Islam s’infiltrait paisiblement et gagnait de plus en plus d’adeptes. Le voisinage et la coexistence avec les Maures facilitaient un tel développement. L’Islam, en utilisant cette pacifique, bénéficiait davantage de la tolérance des Satigi eux-mêmes. Certains princes deeniyanke s’étaient d’ailleurs convertis à la religion musulmane même si ces conversions demeuraient tout de même superficielles. Mieux, quelques-uns choisirent même des marabouts comme conseillers et leur firent d’importantes dotations en terres cultivables.
Profitant de la tolérance des Satigi, les familles gagnées à l’Islam n’hésitaient guère à inscrire leurs enfants à l’école coranique locale avant de les envoyer dans les instituts de la Mauritanie ou du Cayor (Sénégal). Ces enfants prodigieux rentraient chez eux au terme de leurs longues études et devenaient des agents de diffusion de la culture islamique par l’enseignement et la prédication. L’Islam qui avait trouvé une facile audience auprès des populations plus ou moins islamisées depuis les 9ème et 10ème siècles ne tarda pas à devenir une sérieuse menace pour le régime deeniyanke. C’est dans ce contexte général de désagrégation du pouvoir des Satigi par l’immixion des Maures et Marocains d’une part et d’épanouissement sans précé/p. 39/dent de l’Islam, d’autre part, que se place le mouvement maraboutique des années 1770, celui-ci aboutit à la chute de la dynastie des Deeniyankoobe et à la création d’une théocratie maraboutique. En effet, au moment crucial de l’affaiblissement du royaume peul par Koli Tengella, les musulmans, devenus nombreux, prirent conscience du rôle qu’ils pouvaient jouer. Ils décidèrent d’entreprendre une révolution religieuse dirigée à la fois contre la tiédeur islamique des deeniyankoobe et la tutelle des Maures. L’instigateur de ce mouvement victorieux était Ceerno Suleyman Baal de Boodé (Tooro). Le promoteur de l’Almamiyat au Fuuta Tooro est en fait trés mal connu. Les sources sont quasi-muettes sur les premières années de son enfance et de sa formation religieuse. Né d’une grande famille maraboutique, celle de Ceerno Aso (Baal), Suleyman Baal, après de brillantes études en Mauritanie, au Cayor, au Bundu et au Fuuta Jalon, revint au bercail avec la ferme intention de promouvoir le développement de l’Islam. Sans doute influencé par ce qu’il avait vu quelques années plutôt au Fuuta Jalon et au Bundu, son grand dessein était indubitablement de fonder une théocratie. Dés son retour, il parcourait inlassablement le pays, exhortant la population à se convertir sincèrement à la religion musulmane et consultant les marabouts les plus célèbres de l’époque. Il réussit ainsi à rallier à sa cause son cousin Suleymaan Yero Samba Bukar. Tafsiiru Boggel Amadou Ly de Jaaba, Ceerno Molle Mamadu Aali Ly de Cilon, El Feki Matt de Gawol (Johnson 1974 : p. 72). Le cercle maraboutique s’agrandit rapidement et devint un véritable « parti » avec l’adhésion massive de la grande majorité des sommités intellectuelles du pays et principalement celles du Fuuta Central (Yirlaabe-Hebbiyaabe et Booseya) à l’image de Alfa Amar Ba du Hooré-Fondé, Tapsiiru Amadou Hamatt Wan de Kanel, Tapsiiru Sawa Kudi Kan de Mbolo Biraan, Sire Ama Aan de Ngijilon, Abdul Qaadiri Kan de Kobbilo, celui-même qui eu l’insigne honneur de porter pour la première fois le titre d’Almaami 6 du Fuuta. Intelligemment, le « parti maraboutique », sous la conduite de Suleymaan Baal, gagna à sa cause plusieurs chefs traditionnels fulbe (sing : pullo) (Joom, Ardo, Kamalinku et Sebbe 7 (Farba, Bummuy). Sa victoire apparaissait inéluctable à partir du moment où il sut attirer définitivement à lui les Sebbe Koliyaabe, guerriers indomptables sur lesquels reposait essentiellement la puissance des Satigi. Ceerno Suleyman Baal et les grands militants de l’Islam n’eurent aucune peine à déposer le dernier prince deeniyanke. Ceerno Suleyman, que la tradition décrit comme un homme profondément humble, intégrer et pieux, n’eut cependant pas le temps de parachever son oeuvre. Il mourut vers 1776 en combattant contre les Maures Ulad Abdallah dans le Jowol.