Candidat à la candidature à l’élection présidentielle du 24 février 2019, le grand architecte sénégalais Pierre Goudiaby Atépa, qui s’est vu refuser par le juge des élections une participation effective à la course pour le Palais de la République, explique son échec en ces termes : « L’invalidation de mes parrainages, pour me fermer la porte de l’élection présidentielle, est loin de freiner mon ardeur patriotique. Mon ambition pour doter le Sénégal, notre pays, d’une autre gouvernance est intacte et même redoublée par ces pratiques anti-démocratiques. Le rejet de mon recours, par des magistrats inféodés au pouvoir, renforce ma détermination à lutter pour une justice au service du peuple. Et non à celui des puissants du moment. » L’explication de M. Goudiaby, somme toute courte, dans la « Lettre aux militants et supporters de la plateforme “Atépa 2019“- “Sénégal Rek“ », ressasse l’accusation grave contre les magistrats se trouvant déjà dans l’opuscule de pré campagne de 144 pages, publié sous le titre « Sénégal-reck : ensemble pour une refondation » aux Éditions Continentales (Paris, 2018). La sentence de M. Goudiaby dans ledit opuscule est en effet sans appel (p. 111-113) : « Tout le monde s’accorde à reconnaître aujourd’hui que la justice sénégalaise est “malade” qu’elle n’est ni ”indépendante” ni “impartiale”. Il s’agit d’une justice « sélective“, une justice de « deux poids deux mesures ».
Aujourd’hui, au-delà même de l’opinion sénégalaise, ce sont les juges eux-mêmes qui expriment avec amertume ce sentiment. » Se voulant plus précis, Pierre Goudiaby Atépa écrit : « La justice est structurellement inféodée au pouvoir pour les raisons suivantes :
⁃ l’absolu contrôle par l’exécutif du Conseil supérieur de la magistrature qui est l’organe chargé de la gestion des carrières des juges (nominations, promotions et sanctions). Cet organe fondamental de la justice est directement placé sous l’autorité du chef de l’Etat qui en est le président. Autrement dit, c’est lui qui les nomme, les évalue, assure leur promotion ou inflige des sanctions. Il faut absolument mettre un terme à ce conflit d’intérêts manifeste, qui est une atteinte à la séparation des pouvoirs, trait essentiel de la reconnaissance de l’Etat de droit ;
⁃ la place centrale qu’occupe le procureur de la République dans le dispositif judiciaire avec ses pouvoirs étendus par rapport aux autres juges et sa dépendance étroite avec l’exécutif dont il doit respecter les prescriptions ;
⁃ l’impuissance manifeste du Conseil constitutionnel à réguler les contentieux lourds et les impasses politiques, situations qui exposent le pays à la violence et à l’instabilité. »
Il convient de souligner que les commentaires implacables de l’architecte sur la justice au Sénégal sont comparables à ceux de son nouvel ami politique Ousmane Sonko pour qui il a appelé à voter le 24 février 2019. Mais aucun des deux nouveaux amis politiques ne se demandent pas pourquoi les juges incriminés se sont montrés plus indulgents pour le jeune « patriote » de 44 ans Ousmane Sonko dans leurs délibérations que pour le moins jeune « patriote » de 70 ans Pierre Goudiaby Atépa ? Le silence des deux nouveaux compères sur deux décisions de justice distinctes prises par les mêmes magistrats est l’illustration la plus parfaite de l’idée de compromission politique momentanée. Ce travers politicien -vrai « piège à cons » pour les partisans et sympathisants des camps qui se regardèrent auparavant sans s’accepter encore moins s’admirer – n’augure rien de bon.
Le problème dans toute compromission est de porter en elle les germes d’un clash irrévocable entre les bateleurs qui la concocte. Mais cela, j’en conviens, ne suffit pas pour ne rien dire sur la justice telle qu’elle est rendue par celles et ceux qui sont habilités à la rendre. Cette fois, le point de vue d’un spécialiste rendrait au moins autant de service aux justiciables qu’aux juges eux-mêmes. Le spécialiste a ici un nom que je me refuse évidemment à taire. Professeur agrégé des facultés de droit, Pape Demba Sy consacra, dans la revue d’étude et de recherche sur le droit et l’administration dans les pays d’Afrique (juin 2003), un long article au titre particulièrement parlant : « La condition du juge en Afrique : l’exemple du Sénégal. » Mêne si M. Goudiaby donne l’impression d’avoir lu M. Sy, ce dernier, et pour cause, se montre beaucoup plus nuancé que le néo-politicien. « Ce qui est, (…), nouveau et inquiétant, écrit Pape Demba Sy dans son introduction, ce sont les critiques qui sont adressées directement au corps judiciaire en général et aux magistrats en particulier. Ceux-ci ont de plus en plus mauvaise presse. Leur image est en train de se dégrader dans la société. (…) La justice est mise à nu ! » Mais de quoi parle-t-on quand on parle des juges ? Le professeur de droit explique (voir encadré ci-après) :
« Le législateur sénégalais, comme du reste son homologue français, distingue entre les magistrats du siège qui jugent et les magistrats du parquet qui ne jugent pas. Le magistrat du siège jouit d’une plus grande indépendance dans la mesure où il est inamovible et ne reçoit aucune instruction sur la décision à prendre. Le magistrat perdrait sa sérénité, s’il devait constamment redouter dans ses rapports avec l’exécutif une mesure de déplacement, de suspension ou de révocation. Quant au magistrat du parquet, placé sous la direction et le contrôle de ses chefs hiérarchiques et sous l’autorité du ministre de la Justice, il est tenu de poursuivre l’instruction et de requérir par écrit dans le sens déterminé par ses chefs (même si à l’audience il retrouve sa liberté de parole). En outre, il peut être déplacé librement dans l’intérêt du service. Mais on peut passer du siège au parquet et vice-versa. Ainsi tous les magistrats sont appelés à juger. Ils sont au surplus soumis au même statut. »
Parler, comme Pierre Goudiaby Atépa, de l’indépendance de tous les magistrats de manière indifférenciée n’est donc pas une bonne indication pour le citoyen lambda qui s’entend dire à la suite de tout le monde ou presque que rien ne va au Temple de Timis et qu’il n’est ni plus ni moins qu’un justiciable en danger malgré les dispositions constitutionnelles qui infirme l’inféodation du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif.
Au moment où le Professeur Sy écrivait son brillant article, la loi fondamentale était on ne plus claire : « La Constitution sénégalaise dispose que « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » (article 80), que « les juges ne sont soumis dans l’exercice de leurs fonctions qu’à l’autorité de la loi » (article 80 ter), que « le pouvoir judiciaire est le gardien des droits et libertés définis par la Constitution et les lois » (article 81) » Il en était ainsi avant 2003 et après 2003, date à laquelle le texte de Pape Demba Sy avait été publié. Très importantes alors sont les questions cruciales que le chercheur se posa et auxquelles il trouva des réponses sur lesquelles reposeraient au moins en partie les réformes auxquelles toute organisation humaine – pas seulement celle des juges – doit s’attendre : « L’indépendance est-elle garantie par l’existence d’un statut ? Ne dépend-elle pas d’autres facteurs liés au juge lui-même et à son caractère ou à son environnement ? Les conditions matérielles et sociologiques dans lesquelles le juge exerce sa mission n’influent-elles pas sur son indépendance et sur l’efficacité de son contrôle ? » Il est troublant que deux candidats à la candidature – un heureux et un malheureux – ne se posent pas les mêmes questions et ne suggèrent pas des réponses appropriées avant de se condamner à renoncer à la présidence du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en cas d’élection.
Prenant « l’armée en exemple », Pierre Goudiaby Atépa écrit : « Le sens du devoir qui est au cœur de la mission de l’armée doit habiter chacun de nous. [L’armée] doit donc, au delà de ses missions régaliennes, projeter des valeurs dans la société tout entière, et plus particulièrement au sein de la jeunesse. » Comment alors le candidat malheureux à la candidature explique-t-il aux jeunes qu’il appelle à voter pour Ousmane Sonko l’éviction du Conseil supérieur de la magistrature du chef des armées ? Il y a là quelque chose qui ne colle pas quand on sait que Pierre Goudiaby Atépa souhaite toujours – c’est ce qu’il écrit dans son opuscule – « renforcer la protection de la fonction présidentielle par l’institution d’un président arbitre, régulateur des contentieux les plus lourds, ceux qui risquent de conduire à des impasses, des tensions et des conflits politiques, au lieu d’en constituer la source profonde ».
Trois observations importantes faites par le Professeur de droit peuvent être portées au crédit de l’indépendance des magistrats et des juges. Premièrement, « le CSM comprend aussi des membres élus par les magistrats (trois titulaires et trois suppléants) ». Deuxièmement, « le CSM statue sur les nominations et sur la discipline des magistrats hors la présence du Président de la République et du ministre de la Justice ». En outre, les auteurs de procès d’intention contre le ministère de la Justice oublient que « l’administration centrale du ministère de la Justice comprend des magistrats ». Il est peu probable que ces magistrats soient moins jaloux que leurs collègues affectés ailleurs de l’indépendance des juges. L’idée que la sauvegarde de l’intérêt général – y compris par le truchements des décisions de justice – n’intéressent pas les animateurs les plus gradés du Temple de Timis est simplement inacceptable. Il ne fait néanmoins aucun doute, écrit Pape Demba Sy, qu’il « est (…) nécessaire d’instituer des procédures de transparences pour l’avancement des magistrats de manière à soustraire ceux qui y sont disposés à la tentation d’aliéner leur indépendance ».
Conflit d’intérêts
Le Conseil de l’Europe dit du conflit d’intérêts qu’il « naît d’une situation dans laquelle un agent public a un intérêt personnel de nature à influer ou paraître influer sur l’exercice impartial et objectif de ses fonctions officielles ». Selon cette définition, un député à l’Assemblée nationale (fonction officielle) rémunéré par un cabinet privé pouvant profiter des accusations faites par le représentant du peuple contre une personne physique ou morale est un exemple de manifestation d’un conflit d’intérêts.
Même si bon nombre d’observateurs se sont sans doute demandé ce qu’il restait de l’indépendance d’un journaliste, préposé inattendu, le 11 décembre 2018, à la distribution, depuis le présidium surélevé du grand chapiteau de l’hôtel Terrou-bi, de la parole à l’occasion du lancement de l’autoportrait du président en exercice, les accusations faites contre le jeune patron du PASTEF par Madiambal Diagne suffisent à pousser Ousmane Sonko à prouver aux électrices et aux électeurs du 24 février 2019 qu’il n’était pas en situation de conflit d’intérêts dans l’affaire l’opposant à l’actuel Directeur général des Impôts et des Domaines et dans laquelle auraient trempé les cabinets privés Atlas et Mercalex dont le député, maintenant dans la course pour le Palais de la République, serait le fondateur. Je ne suis pas sûr que Pierre Goudiaby Atépa exigera cela de M. Sonko à qui il promet, en cas d’élection à la Présidence de la République, « un grain de sagesse fondé sur une expérience établie au-delà de nos frontières [tout en mettant] à sa disposition un portefeuille de relations internationales bâti sur un demi-siècle d’activité professionnelle ». S’y ajoute surtout que M. Goudiaby aurait été lui-même en situation de conflits d’intérêts s’il était passé par les mailles du filet du parrainage citoyen et qu’il sortait vainqueur de l’élection présidentielle. Pour en avoir le cœur net, lisez avec moi ce qu’il écrit à la page 62 de son opuscule : « Nous avons anticipé et (…) lançons déjà la voiture de demain, qui bien sûr sera électrique.
A cet effet, nous avons acquis une part importante dans une mine de lithium au Sénégal oriental pour que ce soit ici, dans notre pays, que se fabriqueront les batteries des voitures électriques, non pas seulement pour notre marché, mais pour l’exportation.
(…) La batterie constitue plus de 50 % du coût de production et de fonctionnement de la voiture électrique. » Pour la production de batteries grâce au lithium du Sénégal oriental, Pierre Goudiaby Atépa aurait donc « un intérêt personnel de nature à influer sur l’exercice impartial et objectif » de ses nouvelles fonctions de président de la République. Hallucinant ! Il en serait de même ainsi si le « mentor » Atépa réussissait à faire élire son « poulain » Ousmane à la Présidence de la République.
Encore la faute aux juges ? Plus facile à insinuer une partie du temps qu’à prouver tout le temps. C’est sans doute ce qui fait dire au professeur Pape Demba Sy que « le corps [des magistrats] est composé d’hommes expérimentés, d’une grande compétence, d’une grande rigueur et d’une grande intégrité ». « De plus, écrit-il, le Sénégal a un système juridictionnel ancien et rodé ».
Bonne campagne.
Abdoul Aziz DIOP
Membre du Secrétariat exécutif national de l’APR
Pôle Communication du candidat Macky SALL